Doucement mais sûrement pourrait caractériser Sarra Hafaiedh, jeune femme entrepreneure qui fait son petit bonhomme de chemin en Tunisie. Fondatrice de la marque « Maya Luxury », cette architecte d’intérieur de formation qui manipule comme personne le corian, a réussi à s’imposer dans le milieu du design grâce à sa persévérance et sa force de volonté. Avec sa sœur Sonia, son amie Basma Dellagi et le designer marocain Hicham Lahlou, elle est derrière la « Tunisia Design Week », un événement qui met en valeur le design tunisien et qu’elle compte bien reconduire en 2024. Désignée « Designer of the year » avec sa lampe « Supernova » lors de la seconde édition de la Tunisia Design Week, elle a remporté début septembre le prix AlUla Design Award parmi plus de 300 participants avec sa collection de porte-encens inspirée du site antique d’Hegra en Arabie-Saoudite. Rencontre avec cette jeune Tunisienne qui compte bien faire parler d’elle.
Femmes de Tunisie : Peux-tu nous parler de ton parcours?
Sarra Hafaiedh : Je suis architecte d’intérieur basée à Tunis, diplômée de l’École des Beaux-Arts de Tunis. Je travaille dans le monde du design depuis 15 ans déjà. Je suis également chef d’entreprise dans l’industrie du bâtiment. Notre entreprise « Studio Design » est spécialisée dans la transformation du corian. En 10 ans d’expérience, j’ai pu travailler sur des projets uniques que ce soit en Tunisie ou à l’étranger en collaboration avec des architectes et des entrepreneurs. D’ailleurs, le dernier projet qu’on a livré sont les salles de cinéma Pathé à Casablanca. Je suis également la fondatrice de la marque « Maya Luxury » que j’ai lancée il y a 4 ans à Dubaï lors de la Design week.
FDT : Tu as été l’une des premières à avoir introduit le corian en Tunisie. Pourquoi avoir choisi ce matériau ?
SH : Ce n’est pas par hasard que l’on m’appelle dans le milieu « Madame Corian » (rires). Je suis tombée amoureuse de ce matériau lors d’un stage à Toulouse chez une grande enseigne qui vend du mobilier design de créateurs et j’avais flashé sur la chaise Voido de Ron Arad qui était entièrement faite en corian. C’est une matière qui fait le bonheur des architectes et des designers vu qu’elle est innovante, malléable, versatile et très design. D’ailleurs, les plus grands architectes comme Zaha Hadid, Karim Rashid ou encore Philippe Starck ont beaucoup travaillé avec le corian. C’est vrai que c’est une matière qui coûte assez cher mais ça reste du haut de gamme avec une durée de vie indéterminée, surtout qu’elle est réparable et anti-bactérienne.
FDT : Qu’est ce qui est le plus dur dans le métier de designer en Tunisie ?
SH : Le plus dur ici c’est la mentalité. C’est tout un travail de créer et de concevoir un article. Entre le dessin, la conception, l’échantillonnage, le choix des matières, l’intégration du produit, sa fonctionnalité et son esthétique, il y a tout un travail qui a un prix et une valeur ajoutée. Les gens à l’étranger ne lésinent pas sur les moyens pour acheter des pièces de designers par respect pour leur travail alors qu’en Tunisie, on ne comprend pas encore la valeur des choses. Malgré ça, j’ai essayé de m’adapter au marché local en utilisant les chutes de corian afin que les Tunisiens puissent s’offrir des pièces design chez eux à des prix abordables. Aussi, il y a un manque de reconnaissance en Tunisie. C’est pour cette raison que lors de la première édition de la Tunis Design Week, nous avons récompensé les jeunes designers émergents. Cela permet de les encourager.
FDT : Tu es lauréate du prestigieux Al-Ula Design Awards, parmi une centaine de candidats. Quelles sont les étapes de pré-sélection ?
SH : C’était très complexe et sélectif. Pour ce concours, il fallait déjà s’enregistrer sur la plateforme et y uploader son design créé au préalable. Au début, 300 projets à peu près ont été sélectionnés, ensuite les organisateurs valident les projets en 3D pour passer à l’étape prototypage. On avait par la suite 1 mois pour envoyer ses échantillons à Ryad en Arabie Saoudite et si on est sélectionné, c’est là qu’on passe devant un jury composé de 4 membres très calés composé de designers et d’acheteurs. C’était un vrai challenge de réussir ce jury-là (rires). On passe après à la dernière étape pendant laquelle il ne reste que 10 finalistes. C’est là qu’on est parti à Paris pour y exposer nos œuvres et assister à la cérémonie des awards qui ne récompense que 5 designers dont je fais partie.
FDT : Était-ce un challenge de travailler sur un projet qui met en avant un patrimoine différent du nôtre ?
SH : Le vrai chai challenge sur ce projet c’était la réussite de l’échantillon. Mais c’était également un vrai challenge de découvrir une autre culture et d’autres horizons. Le fait de m’inspirer de mes voyages m’a beaucoup aidée et justement, l’histoire de ce projet a commencé lorsque j’ai visité Petra en Jordanie. Le point de départ a été un objet enfoui dans le sable que j’ai trouvé sur ce site et dont je me suis inspirée au même titre que les sculptures dans la roche très caractéristiques des Nabatéens (peuple arabe commerçant de l’Antiquité qui vivait au sud de la Jordanie et de Canaan ainsi que dans le nord de l’Arabie). En rentrant de mon voyage, je me suis promis qu’un jour, je créerai une pièce en hommage à cette civilisation. En découvrant le site Al-Ula sur Internet, j’ai été tout de suite stupéfaite par la beauté des roches de Hegra qui m’ont rappelé ceux de Petra et tout a été très clair dans ma tête quand j’ai découvert le concours sur Instagram. Tout m’est revenu d’un coup et je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je travaille sur l’encens puisqu’on appelait aussi cette partie de la région « La route de l’encens ». C’est de cette manière que « Heritage Incense Collection » est née.
FDT : Justement, quelle est la particularité de Heritage Incense Collection ?
SH : J’ai dessiné un objet mystique dans son design. Je suis partie d’un symbole sur une roche que j’ai reproduit sur l’objet, c’était très particulier, symbolique et fort alors que je n’avais jamais visité Al-Ula. La collection a également remporté le prix du jury pour son côté eco-friendly puisque ce sont des objets 100% écologiques faits à partir de filaments de chutes de bois de bamboo. C’était également la première fois que j’utilisais cette technique, c’était une prouesse pour mon équipe et moi que je remercie d’ailleurs.
FDT : Quelle est l’importance du prix Al-Ula Design et quel impact sur le développement de Maya Luxury ?
SH : Avec la marque Maya Luxury, on est dans une stratégie de développement au Moyen-Orient et en Arabie-Saoudite. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que j’ai participé à ce concours qui va avoir un impact sur ma carrière de designer et sur la marque puisque ça va permettre de la médiatiser et de la faire connaître au-delà des frontières. Grâce à ce prix, je vais recevoir des commandes de ma collection qui va être vendue dans les hôtels et les boutiques en Arabie-Saoudite. L’aventure ne fait que commencer.
FDT : Malgré toutes les difficultés mais aussi toutes les opportunités qui se sont offertes à toi, tu as choisi de te développer en Tunisie. Quel(s) conseil(s) peux-tu donner aux jeunes qui pensent à partir ?
SH : J’ai fait beaucoup de stages à l’étranger et j’ai effectivement eu beaucoup d’opportunités mais j’ai préféré me développer en Tunisie, construire quelque chose ici avec une équipe 100% tunisienne. Je crois en la matière grise tunisienne, on a des jeunes qui font un travail incroyable et très intelligent surtout dans les domaines de l’innovation, des machines et de la high tech. Il est vrai que la situation économique actuelle n’est pas très encourageante mais ma vision personnelle est qu’il faut investir ici dans l’industrie, la création et la production pour pouvoir viser l’export et les marchés internationaux. Le travail finit toujours par payer, il faut s’acharner, ne jamais lâcher, il faut croire en soi et en ses rêves. Je crois en moi en tant que femme et maman et c’est ce qui m’a permis de me surpasser au travail. La femme tunisienne est forte et optimiste et le monde reconnaît sa valeur.
FDT : Quels sont tes futurs projets ?
SH : Depuis que je suis rentrée de Paris, je travaille sur une autre collection inspirée de « Heritage Incense Collection ». C’est la continuité de l’objet en dessinant une autre collection avec des produits variés. Après, je suis sur un autre projet innovant dans le secteur du bâtiment et du mobilier que je ne vais pas dévoiler pour le moment, mais on est en train de discuter sur un éventuel partenariat. Je vise aujourd’hui des projets futuristes et innovants. Si ça se concrétise, ce serait magnifique surtout que ça sera fait à Tunis avec une main d’œuvre et une matière grise Tunisiennes.